"Nouvelle inconnue"

.(une version du Bug de l'an 2000).

Auteur : Gilbert Dupé

"LE DERNIER VOYAGE"

Ayant pris , selon une vieille habitude , deux hauteurs de soleil , d'abord avec son sextant , puis avec la bouteille de scotch , le capitaine Noë Simpson pénétra dans la chambre de veille pour mettre son routier à jour . Dans la matinée , l'océan Indien avait ouvert ses portes d'eau chaude au cargo . Dans quelques jours , ce serait Bombay , la première escale , où l'on pourrait , enfin , se débarrasser de cette sacrée cargaison de bêtes sauvages qu'un radjah fantaisiste avait achetées à une ménagerie sans clientèle.
" Il y a des gens qui ont de singulières idées ! " pensa le capitaine Noë .
Un rugissement mélancolique vint mourir , sans force , contre l'épaisse chaleur pesant sur la mer et le navire . Au même instant , un souffle de vent passa sur la passerelle , chargé d'odeurs fauves qui vinrent gâter le bon goût du whisky que le marin portait encore aux lèvres .
- Quelques jours ...répéta le capitaine Noë pour se consoler .
Et , ma foi , il était d'excellente humeur quand le mousse finnois Wainomen vint montrer sa face de rat pour annoncer que le déjeuner était servi .
Noë Simpson appartenait à la race voyageuse et instable des tramps . Né quelque part en Norvège , il avait , toute sa vie , navigué sur les eaux du monde , d'abord avec son père sur un voilier rond et trapu comme un sabot , puis à son compte plus tard , ayant tout de même laissé la toile et le vent pour un tournebroche à charbon , plus généreux en fret . C'était un patriarche de la mer , ayant sa maison sur l'eau et la famille dans l'équipage , chemineau des routes de sel , sans souci de la poussière et des ennuis terriens . Sa femme , ses trois fils et ses deux filles l'attendaient autour de la table . Wainomen servit aussitôt que le "Vieux" ce fut installé . La toile du penka agité silencieusement donna , un instant , aux visages fatigués l'impression de la fraîcheur . Par les hublots ouverts , on apercevait l'eau et le ciel en train de cuir lourdement dans une sorte de vapeur éblouissante dont on percevait les pétillements aussi nets que le rythme sourd du navire en train de creuser péniblement sa route .
Seul , le capitaine Simpson semblait à l'aise .
- Jolie mer ! dit-il .
De nouveau l'odeur animale vint envelopper le navire , faisant grogner les hommes .
Un silence passa , que le fils aîné , second du bord coupa d'une question :
- Quand les cages seront débarquées , pensez-vous prendre autre chose père ?
- Notre vieux Bergen aura besoin d'une bonne lessive . Puis , on verra .Il y aura toujours à prendre quelque chose pour les îles .Ca serait dommage de repartir avec seulement cette cargaison d'herbes , de graines et d'outils paysans .
Il haussa les épaules :
- quel drôle de voyage , tout de même !
Tout le jardin des plantes semble s'être donné rendez-vous à bord . Ca ne fait rien . Rappelez-vous les gars , qu'il n'y a jamais de mauvais chargement au monde , mais de mauvais marins . Ce type des îles qui veut changer son rocher en plants à betteraves et à vignes , c'est peut-être un respectable loufoque , mais aussi un non moins respectable client . La mer est un bouillon qu'il faut savoir écumer les garçons !
Ayant ainsi parlé , le capitaine Noë regagna la passerelle , où il passait la plus grande partie de son temps . Il arriva juste pour surprendre un coup d'oeil furtif de l'homme de barre vers l'horizon . Pas besoin de mots . Le commandant du Bergen recueillit à son tour la même image : un nuage rond et rougeâtre posé au bord de l'horizon comme un abcès . Il y avait aussi quelque chose dans l'air qui changeait de couleur et de goût , un déssèchement du vent et du ciel , perceptible à la fois par le nez , les yeux , et la bouche . Autour du cargo , la mer devenue grise comme de l'étain , cachait mal ses mouvements nerveux , des tourbillons encore larvés , pareille à de l'eau qui va bouillir et prend sa force au creux de la marmite .
Le baromètre dans la chambre de veille , descendait avec précision . Le capitaine Noë se déplia la barbe , face aux naissantes risées . Le vieux connaissait trop bien cette partie du monde pour s'étonner . Un typhon ! Bah ! Ce n'était pas le premier et ce ne serait pas le dernier de son existance navigante . Ca ferait seulement perdre du temps , et le capitaine Noë avait hâte de se délivrer de sa ménagerie .
Comme pour lui donner raison , des rugissements , des miaulements , un concert de grandes gueules et de petites langues s'en allèrent contre la mer . Les bêtes sentaient l'approche de l'infernale brise .
Alors , le capitaine Noë siffla , modulant ses ordres . Quelques instants plus tard , les trois fils étaient autour de lui . Ils avaient le temps de voir la menace inscrite sur le ciel et l'eau , ne s'en étonnèrent point . C'était pour ça que le boss les appelait . En effet , le "Vieux" ne perdit point de temps à leurs raconter des histoires comme autour de la table à violons .
- Fermez partout , arrimez tout ! Enfin , attention aux cages ! Voyiez avec les types vous-mêmes . Je ne veux pas voir leurs sales têtes . Faites venir les hommes à l'abri .
Ce fut , en substance , ce que le capitaine Noë raconta à ses boys , avec quelques détails techniques , qui n'eurent aucune influence sur le cours de l'aventure .

* *

*

La mauvaise humeur de la nature tomba sur les navires et les hommes comme un drap de plomb noir , agité par des mains furieuses . Le capitaine Noë avait fait prendre le cap au navire , comptant sur la solidité du Bergen pour passer le nez au travers de la bouillasse . Le fait est que le cargo tint gaillardement le coup , dansant au milieu du déchainement des vagues comme un marsouin voyageur .
Ce qui frappa le commandant , c'est que le typhon se déchaîna d'un seul bloc de vent et d'eau , au maximum de leur force , mais sans nuances ni variations . Une brise d'une seule pièce , une pluie d'une seule masse , pareille à une mer renversée .
"Cà va bien durer trois jours , pensa le "Vieux" , planté devant le baromètre tombé si bas qu'on se demandait comment il ferait pour revenir à des altitudes plus convenables .
Les trois jours et les trois nuits passèrent , sans distinction aucune de lumière et d'alternance . Un rayon blafard à peine , vers midi , glissait en tournant sur l'agitation démesurée des évènements . Mais cette démesure même semblait ordonnée par une volonté supérieure . Les hautes vagues , l'écume tordue , se succèdaient avec un rythme puissant , mais strictement égal . Ces collines d'eau , plus grandes que celles que le marin avait si souvent vues dans les parages du Cap Horn , paraîssaient coupées à la machine .
Quant à l'eau , il ne semblait point qu'elle dût jamais augmenter ni diminuer . Elle aussi , on l'eût dite règlée par de gigantesques vannes . Si bien que ce vent et cette pluie , toujours pareils , donnaient peu à peu l'impression d'une chose normale .
Au bout de cinq jours , le capitaine Simpson sentit que les choses ne devaient plus tourner rondement dans les laboratoires d'en haut . La brise et l'averse travaillaient toujours de conserve et toujours en cadence unie . Ce n'était même plus un typhon , mais une sorte de phénomène installé une fois pour toutes en d'écoeurantes habitudes . A croire que la nature , comme le baromètre , était absolument derèglée et qu'il faudrait trouver quelqu'un à terre pour la remonter .
Les étonnements du capitaine Noë ne firent que croître au fur et à mesure des jours , car le temps ne faisait pas mine de tourner . Le commandant n'osait plus changer de route maintenant . Avec une pareille brise au derrière , le Bergen eût pénétré comme un obus dans la Mer Rouge , survolé Aden et P´rim avant d'aller se casser les os quelque part . Tenter la côte d'Oman ou fuir vers le sud était encore plus périlleux avec une telle mer par le travers et capable de tout envoyer par le fond . Tenir le cap était donc le parti le plus sage .
Quand on en fût au trentième jour et que le mécanicien-chef eût expliqué au vieux Simpson que la provision de charbon s'épuisait , le commandant revint à la chambre de veille , qu'il n'avait pas quittée depuis le commencement de l'aventure , et prit la Bible , qui était le soutien de sa force morale , un peu au même titre que le whisky , mais avec un peu moins de certitude . Il l'ouvrit donc , au hazard , comme il se doit , et lut ceci : << Les eaux grossirent et s'accrurent de plus en plus , et toutes les hautes montagnes qui sont sous le ciel entier furent couvertes ... >>
Sans vouloir lire davantage , le capitaine Noë jeta le livre au loin en le couvrant de blasphème . Et ce fut encore le whisky qui ce jour-là , sut le consoler .
Ce fut seulement au quarantième jour que la tempête cessa brusquement , comme une flamme qu'on souffle , comme une porte qu'on ferme , comme une mauvaise plaisanterie à qui , enfin , on se décide à trancher la langue . On vit alors distinctement le dos de la pluie et du vent s'en aller ailleurs achever une tâche mystèrieuse , puis une surface mouvante et noire , rayée d'éclairs humides , comme un cirage de matelot lessivé par un grain .
Comme si rien ne s'était passé , le soleil indien se remit à chauffer activement et , bientôt , le Bergen fuma de toutes parts , comme s'il eût été un cargo à douzaines de cheminées . Et , de tous les coins du navire mouillé , on vit apparaître des têtes d'hommes pleines de poils et d'étonnements . Les matelots n'avaient jamais participé à pareille fête . Quant aux passagers , les types à peau de couleur de la ménagerie , le nègre , le chinois et l'indien , on devinait nettement , rien qu'à les voir , qu'ils ne savaient pas encore très bien s'ils étaient vivants ou morts . Enfin , le patron de la ménagerie se précipita , avec le peu de forces qui lui restait vers le commandant . Celui-ci n'avait rien perdu de son calme , sachant bien que , tant que l'on naviguait ,, il fallait s'attendre à des histoires de feu de Dieu .
- C'est une catastrophe , commandant ! manger aux autres !
- Quoi ? Vos bêtes ?
- Elles sont mortes , les malheureuses . C'est un désastre pour l'humanité .
- Toutes mortes ?
- Non , mais la moitié au moins .
- Alors , rien n'est perdu . Qu'avez-vous fait des cadavres , s'il vous plaît ?
- Mais , commandant , je les ai donné à
- Bravo ! mon ami . La mer vous apporte des idées sages .
- Mais commandant , répéta l'homme en pleurnichant , qui va payer mes pertes ?
Capitaine Noë haussa les sourcils :
- Pas moi , sûrement . Au surplus , nous verrons cela à Bombay . D'ici-là ne me cassez pas les oreilles .
Bombay , il était temps d'y arriver certes . Les vivres devenaient rares , ainsi que le charbon dans les soutes sonnant le creux . Personne d'ailleurs n'était malade , la femme , les filles Simpson étant de véritable Vikings , avec de l'eau salée , comme on dit , autour du coeur . Quant à ces mâchoirons de passagers , du moment qu'ils arriveraient au port à peu près vifs , les règles du bord étaient sauves . Mais les gens avaient besoin de se reposer , de se détendre les nerfs dans une atmosphère moins agitée . Et puis , cette vieille et solide carcasse du Bergen ne serait pas sans avoir besoin d'un torchonnage en forme . A l'oreille exercée du capitaine , les bruits de la coque criaient un peu malaise . Les boulons souffraient , aussi bien que les blindages . Le pont gémissait tout bas . Les membrures jouaient douloureusement dans leurs jointures . L'étrave saisissait moins bien la mer , pourtant redevenue douce et fumante comme du lait . L'hélice et son arbre devaient avoir des rhumatismes . On les entendait taper avec regrets en se disant sans doute , en leur language rouillé : << Cristi ! Que c'est dur , à présent de marcher sur la mer ! >>
- Signalez-nous de suite , cria le marin à l'un de ses fils , qui avait la charge de radio .
Quelques minutes après , le boy revint , l'oeil chaviré :
- Père je n'y comprends rien , j'ai envoyé partout personne ne répond , ni sur la mer , ni sur la côte . Pourtant , l'appareil marche et l'antenne a été rétablie .
Capitaine Noë fronça les sourcils . Depuis qu'il avait adopté , non sans résistance , les services mystèrieux de la T.S.F. ,il n'admettait plus que la science lui fit défaut .
- Bon , surveille et envoie de temps en temps . Nous seront à Bombay dans quatre jours .
Mais l'appareil demeura muet et , quand les quatre jours se furent écoulés , la terre n'était pas encore en vue . Capitaine Noë , par esprit du devoir , refit ses observations et poussa un soupir découragé . A moins que ciel et mer eussent changé de place , le Bergen devait être arrivé à quelques milles de la terre .
Encore une nuit et un jour et puis une nuit passèrent . Devant le navire , l'horizon était toujours pâle et net , plein de profondeurs étranges . Probable que l'Inde avait levé l'ancre et flottait quelque part , en dérive , sur un autre point du globe .
La dernière fois qu'il refit ses observations , capitaine Noë poussa un juron .
- Hé ! les gars , cria-t-il aux fils qui l'entouraient , ou nous sommes tous devenus fous ou nous nous trouvons juste au-dessus de l'Himalaya , tout au moins là ou il devrait être . Que pensez-vous de çà ? Il n'y a plus d'Himalaya !
Bien entendu , les boys avaient fait aussi leur point . Sait-on jamais ce qui peut se passer quand on vient de traverser un pareil tremblement ? Mais le vieux avait encore la tête lucide . Cela les rassura ; cependant , en même temps , ils furent troublés jusqu'au fond de l'entendement , car les calculs étaient bons et la terre avait disparu .
- Ca fait cinquante années que je roule sur la maudite écume de sel , grogna le père , jamais je n'ai vu une chose pareille .

* *

*

Il se réfugia dans la chambre de veille , brassa les cartes qui avaient l'air de se ficher de lui , et , d'un mouvement brusque , les envoya de tous côtés . C'est alors qu'il aperçut la Bible qui , depuis l'autre fois , au cours du typhon , attendait , dans un coin , par terre , qu'on voulût bien penser à elle . Du coup , Simpson , qui esquissait déjà un mouvement vers le bienfaisant whisky , se ravisa , prit le livre , l'ouvrit et lut :
<< Les sources de l'abîme s'étant fermées , ainsi que les écluses du ciel , la pluie ne tomba plus du ciel , et les eaux se retirèrent de dessus la terre . >>
Mais , de nouveau , Simpson ne lut pas davantage et , grommelant , il jeta le livre bavard parmi les cartes . Ce fut encore le whisky qui le rassura .
Capitaine Noë , pourtant , sans le savoir , avait embarqué à bord de son âme un nouveau pilote et ce fut lui qui , peu à peu pris les rayons de la barre qui tourne , plus ou moins bien , dans la tête de chaque homme .
Il fit d'abord éteindre les feux , pour ménager un peu le charbon qui restait , et comme , en souvenir du temps qu'il avait navigué en voilier , le marin avait fait installer deux voiles d'étai sur le cargo , en cas de malheur , Simpson les fit établir . Ainsi le Bergen s'en alla-t-il , torchonnant deux ou trois noeuds avec humiliation , car c'était un vrai vapeur , qui ne pouvait se passer de manger son charbon et se méfiait du vent indocile .
Il arriva ainsi qu'un courant inconnu des cartes attrapa doucement le navire et l'emporta sans bruit ni secousse dans la direction du Sud . Quant aux mécaniciens et aux soutiers dépossèdés de leur pouvoir , ils passaient leur temps sur le pont , fumant la pipe ou pêchant à la ligne . Les passagers , eux , étaient complètement abrutis par cette navigation diabolique ; mais ils supportaient assez bien cette espèce de promenade en mer et , par couples , regardaient l'horizon avec le secret espoir d'en voir jaillir quelque chose qui ressemblerait à de la terre .
Capitaine Noë et son nouveau pilote avaient pris de sévères dispositions pour suivre la nouvelle route ouverte par le destin .
Ce qui restait des bêtes fut sévèrement rationné . On en avait fait le dénombrement et le commandant se frottait les mains , parfois , en songeant que la plupart des espèces animales vivaient à bord du cargo . Quant à ce que contenait la cargaison attendue par le colon Pacifique , elle était de nature à faire s'épanouir et fructifier la plupart des îles .
"Au fond , ce n'était pas un idiot , pensa capitaine Simpson , quand il eut fixé l'inventaire des trésors portés par le Bergen . Des pommes de terre , de l'orge , du blé , de la vigne , que sais-je ? Des charrues , des pelles , des pioches etc... Si je ne trouve pas mon gaillard , j'aurai de quoi faire plaisir à ceux que nous rencontrerons peut-être un jour , par là ."
L'homme de barre et l'homme de bossoir n'avaient pas abandonné leurs fonctions pour si peu . Le navire , au surplus , avait l'air de suivre sa route tout seul , obéissant au courant qui le dirigeait . La mer étincelante , frottée au papier de verre , chantante et dansante , ne semblait plus exister que pour le cargo Bergen , puisque nul navire n'avait montré son relèvement depuis la première nuit de grain . Autre observation , que nul n'aurait pu lire sur le livre de bord : depuis le retour des calmes , le temps était suavement pareil , d'humeur égale , comme si le vent et les lames les courants d'en haut ou d'en bas n'étaient plus qu'inventions de bonne femme ou d'examinateurs chagrins .
- Père , père ,regardez , cria un jour l' aîné des boys .
Le long du navire , mollement portée par une lame une branche de palmier s'en allait à l'aventure sans souci du courant et des lois du flot .
- Il y a une terre par ici ou par là , grogna capitaine Noë .
Et il eut une idée ; de lui ou du pilote secret , qu'importe ! Il fit venir de la cargaison zoologique un corbeau et lui donna sa volée . Mais , contre toute attente , sans respect pour la tradition , l'oiseau noir refusa absolument de quitter la passerelle . N'avait-il pas assez la patte marine ou ne se sentait-il plus assez fort pour affronter des espaces inconnus ? Toujours est-il qu'on dut le remettre en cage .
- Amenez-moi une colombe ! dit alors capitaine Simpson , qui tenait à suivre la règle .
Mais la colombe fit comme le corbeau et ne voulut pas s'en aller à la recherche de ce qui , peut-être ,après tout , n'existait point . Ni elle , ni d'autres oiseaux qu'on essaya de lancer dans l'air .
Le pilote secret enfoui prudemment sous sa casquette , capitaine Noë alla s'enfermer dans la chambre aux cartes . Il était furieux et même désapointé . Il sentait que quelque chose n'allait pas droit .
- C'est mal amuré , grogna-t-il .
Il se regarda par hasard , dans le petit morçeau de miroir accroché dans le rouf et resta songeur . Avec sa longue barbe blanche , ses cheveux en désorde , son air à la fois impérieux et naïf , cette expression lointaine que l'on donne au célèbrités de l'Histoire , il rappelait un personnage incertain dont le souvenir lui démangea le crâne .
- Tout de même , il y a de la ressemblance , soupira-t'il .
A ces mots le pilote secret , tout joyeux , souleva légèrement la casquette pour respirer et louer Dieu , et capitaine Noë en profita , inconsciemment , pour se gratter les cheveux .
- Terre ! Terre ! crièrent des voix surexcitées .
D'un bord , le commandant s'élança sur la passerelle et ce qu'il aperçut le rendit tellement joyeux qu'il bourra de francs coups de poings ses fils qui étaient là et l'homme de barre qui , pourtant , n'était pas de la famille .
- La "double" pour tout le monde ! hurla-t-il .
Cà , c'était un cri de capitaine .
Equipage et passagers surgir de toutes parts , émerveillés par la nouvelle . On entendit alors les bêtes de la ménagerie manifester leur joie en entamant un concert à plusieurs voix , car les bêtes étaient comme les autres , et soupiraient depuis longtemps après la bonne terre de Dieu .
Le soir même , apres avoir fait sonder à plusieurs reprises , capitaine Noë jeta l'ancre à quelques encablures de la côte . Le Bergen , tout étonné de se sentir enfin arrivé quelque part , se mit à tourner lentement autour de son mouillage , sans doute pour examiner la côte sous toutes les faces .
La terre était basse , liées aux lames par une longue plage de sable humide . On voyait plus loin des cocotiers maigres et des arbres plus gras , humides également , sortis tout propres de la grande lessive . Plus loin encore , de petites collines arrondissaient une crête verte et bleue . Mais pas d'êtres humains . Tout ce qui vivait , soufflait , marchait , nageait , courait ou rampait semblait avoir été rayé de la surface solide .
- Que fait-on père ? demandèrent les fils .
- Demain ,on débarque , voilà ! Il n'y a pas d'autre chose à faire .
- Mais commandant se hasarda à questionner l'homme des fauves , où sommes-nous ?
- Demandez à Dieu , Monsieur , lui fut-il répondu .
Depuis qu'il avait trouvé une preuve que le continent existe , capitaine Noë était devenu un autre personnage .
Au petit jour , il fit comparaître les gens du navire et , soigneusement , inscrivit leur état civil sur un petit carnet . "Toujours dans les règles" pensa le marin .
un Chinois et sa femme ; un Nègre et deux femmes ; un Peau-Rouge et sa femme ; trois femmes sans emploi ; le chef de la ménagerie ; trois aides et leurs femmes ; un maître ; Mme Noë , ses deux filles , ses trois garçons et lui-même . Le pilote ne figurait pas sur la liste , étant un personnage secret .
- Il y aurait de quoi repeupler un monde ! exulta capitaine Noë .
Les décisions du maître du navire ne furent pas discutées . Mariniers ou terriens sentaient confusement que leur existence nouvelle appartenait à celui qui avait su les conduire jusqu'en ce port inconnu .
Le débarquement des bêtes fut plus compliqué que celui des hommes . Les cages enfin transbordées à terre , furent ouvertes après un dernier inventaire de leur contenu . Capitaine Noë dut constater que sa cargaison zoologique ne donnerait qu'une pauvre idée de la faune animale des temps meilleurs . En la circonstance , les fauves se comportèrent d'une façon humiliante pour l"espèce : ils refusèrent absolument de sortir d'entre les grilles , ayant humé ce monde qu'on leur offrait avec la liberté et où ils ne devinèrent sans doute qu'un minimum de sécurité . Et ce fut tant mieux pour les races domestiques . Quant aux oiseaux ils se mirent à chanter parmis les arbres choisis , tandis que les hommes criaient . Ainsi la terre se réveilla parmi le bruit et les chansons .
- Trouvez-moi des prés , des terres plates et une colline bien exposée , dit le père Simpson à ses fils . Allez , et nous ferons fructifier le sol . Mais n'oubliez pas de surveiller toujours la radio , des fois qu'il se passerait quelque chose dans les environs .
Capitaine Noë regagna ensuite le bord et retrouva la chambre aux cartes . Se caressant doucement la barbe , il pensait gravement à ses responsabilité . Manger , dormir , travailler, croître et prospèrer . Tous les éléments étaient entre ses mains . A terre , comme sur le Bergen , il resterait toujours le maître après Dieu .
- JE vais devenir un patriarche , songea-t-il et l'histoire s'installa en lui .
Mais il fit la grimace en constatant qu'il n'y avait plus qu'une bouteille de whisky en son coffre . Il était temps , vraiment , de s'occuper de choses sérieuses .
- Nous avons trouvé les prés et la plaine , lui dirent plus tard ses fils . Et une colline face au soleil .
- Allez donc encore , et travaillez ! répondit le père .
De nouveau seul il ramassa respectueusement la Bible et l'ouvrit comme on consulte les Instructions nautiques :
<< Tant que la terre subsistera , les semailles et les moissons , le froid et la chaleur , l'été et l'hiver , le jour et la nuit ne cesseront point . >>
Alors , ayant lu , capitaine Noë s'en alla planter la vigne .

*

FIN

*

Ceci est une nouvelle inconnue écrite par Gilbert Dupé avant la publication de son premier livre . ( Remarquez le style en rapport avec le sujet ) .
LA GERBE "Hebdomadaire de la volonté française"
Directeur : Alphonse de Chateaubriant :
Nous nous chargeons de faire parvenir LA GERBE à tous les prisonniers français en Allemagne."

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